Lettres de Napoléon à Joséphine
Chanceaux, le 24 ventôse, en route pour l'armée d'Italie
Je t'ai écrit de Châtillon, et je t'ai envoyé une procuration pour que tu touches différentes
sommes qui me reviennent... Chaque instant m'éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant
je trouve moins de force pour supporter d'être éloigné de toi.
Tu es l'objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s'épuise à chercher ce que tu fais. Si je
te vois triste, mon coeur se déchire et ma douleur s'accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d'avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère et,
dès lors, tu n'es affectée par aucun sentiment profond.
Comme tu vois, je ne suis pas facile à me contenter ; mais, ma bonne amie, c'est bien autre chose
si je crains que ta santé soit altérée ou que tu aies des raisons d'être chagrine que je ne puis
deviner ; alors je regrette la vitesse avec laquelle on m'éloigne de mon coeur. Je sens vraiment
que ta bonté naturelle n'existe plus pour moi, et que ce n'est que tout assuré qu'il ne t'arrive rien
de fâcheux que je puis être content. Si l'on me fait la question si j'ai bien dormi, je sens
qu'avant de répondre j'aurais besoin de recevoir un courrier qui m'assurât que tu as bien reposé.
Les maladies, la fureur des hommes ne m'affectent que par l'idée qu'elles peuvent te frapper,
ma bonne amie.
Que mon génie, qui m'a toujours garanti au milieu des plus grands dangers, t'environne, te
couvre, et je me livre découvert. Ah ! ne sois pas gaie, mais un peu mélancolique, et surtout que
ton âme soit exempte de chagrin, comme ton beau corps de maladie : tu sais ce que dit là-dessus
notre bon Ossian.
Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l'amour le plus
tendre et le plus vrai.
Nice, le 10 germinal
Je n'ai pas passé un jour sans t'aimer ; je n'ai pas passé une nuit sans te serrer dans mes bras
; je n'ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l'ambition qui me tiennent éloigné de
l'âme de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon
adorable Joséphine est seule dans mon coeur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je
m'éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c'est pour te revoir plus vite. Si, au milieu
de la nuit, je me lève pour travailler, c'est que cela peut avancer de quelques jours l'arrivée de
ma douce amie, et cependant, dans ta lettre du 23 au 26 ventôse, tu me traites de vous.
Vous toi-même ! Ah ! mauvaise, comment as-tu pu écrire cette lettre ! Qu'elle est froide ! Et puis,
du 23 au 26, restent quatre jours ; qu'as-tu fait, puisque tu n'as pas écrit à ton mari ?... Ah !
mon amie, ce vous et ces quatre jours me font regretter mon antique indifférence. Malheur à qui
en serait la cause ! Puisse-t-il, pour peine et pour supplice, éprouver ce que la conviction et
l'évidence (qui servit ton ami) me feraient éprouver ! L'Enfer n'a pas de supplice ! Ni les
Furies, de serpents ! Vous ! Vous ! Ah ! que sera-ce dans quinze jours ?...
Mon âme est triste ; mon coeur est esclave, et mon imagination m'effraie... Tu m'aimes moins ; tu
seras consolée. Un jour, tu ne m'aimeras plus ; dis-le-moi ; je saurai au moins mériter le
malheur... Adieu, femme, tourment, bonheur, espérance et âme de ma vie, que j'aime, que je
crains, qui m'inspire des sentiments tendres qui m'appellent à la Nature, et des mouvements
impétueux aussi volcaniques que le tonnerre. Je ne te demande ni amour éternel, ni fidélité, mais
seulement... vérité, franchise sans bornes. Le jour où tu dirais «je t'aime moins» sera le dernier de
ma vie. Si mon coeur était assez vil pour aimer sans retour, je le hacherais avec les dents.
Joséphine, Joséphine ! Souviens-toi de ce que je t'ai dit quelquefois : la Nature m'a fait l'âme
forte et décidée. Elle t'a bâtie de dentelle et de gaze. As-tu cessé de m'aimer ? Pardon, âme de ma
vie, mon âme est tendue sur de vastes combinaisons. Mon coeur, entièrement occupé par toi, a des craintes qui me rendent malheureux... Je suis ennuyé de ne pas t'appeler par ton nom. J'attends
que tu me l'écrives. Adieu ! Ah ! si tu m'aimes moins, tu ne m'auras jamais aimé. Je serais alors
bien à plaindre.
P.-S. - La guerre, cette année, n'est plus reconnaissable. J'ai fait donner de la viande, du pain,
des fourrages ; ma cavalerie armée marchera bientôt. Mes soldats me marquent une confiance
qui ne s'exprime pas ; toi seule me chagrine ; toi seule, le plaisir et le tourment de ma vie. Un
baiser à tes enfants dont tu ne parles pas ! Pardi ! cela allongerait tes lettres de moitié. Les
visiteurs, à dix heures du matin, n'auraient pas le plaisir de te voir. Femme !!!
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c'est beau
merci