• Sables mouvants 

    Démons et merveilles 
    Vents et marées 
    Au loin déjà la mer s'est retirée 
    Démons et merveilles 
    Vents et marées 
    Et toi 
    Comme une algue doucement carressée par le vent 
    Dans les sables du lit tu remues en rêvant 
    Démons et merveilles 
    Vents et marées 
    Au loin déjà la mer s'est retirée 
    Mais dans tes yeux entrouverts 
    Deux petites vagues sont restées 
    Démons et merveilles 
    Vents et marées 
    Deux petites vagues pour me noyer. 

     

     

     

     

      Le jardin   

    Des milliers et des milliers d'années 
    Ne sauraient suffire 
    Pour dire 
    La petite seconde d'éternité 
    Où tu m'as embrassé 
    Où je t'ai embrassèe 
    Un matin dans la lumière de l'hiver 
    Au parc Montsouris à Paris 
    A Paris 
    Sur la terre 
    La terre qui est un astre.

     

     

      Cet amour  

    Cet Amour  
    Si violent 
    Si fragile 
    Si tendre 
    Si désespéré 
    Cet amour 
    Beau comme le jour 
    Et mauvais comme le temps 
    Quand le temps est mauvais 
    Cet amour si vrai 
    Cet amour si beau 
    Si heureux 
    Si joyeux 
    Et si dérisoire 
    Tremblant de peur comme un enfant dans le noir 
    Et si sûr de lui 
    Comme un homme tranquille au milieu de la nuit 
    Cet amour qui faisait peur aux autres 
    Qui les faisait parler 
    Qui les faisait blémir 
    Cet amour guetté 
    Parce que nous le guettions 
    Traqué blessé piétiné achevé nié oublié 
    Parce que nous l'avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié 
    Cet amour tout entier 
    Si vivant encore 
    Et tout ensoleillé 
    C'est le tien 
    C'est le mien 
    Celui qui a été 
    Cette chose toujours nouvelles 
    Et qui n'a pas changé 
    Aussi vraie qu'une plante 
    Aussi tremblante qu'un oiseau 
    Aussi chaude aussi vivante que l'été 
    Nous pouvons tous les deux 
    Aller et revenir 
    Nous pouvons oublier 
    Et puis nous rendormir 
    Nous réveiller souffrir vieillir 
    Nous endormir encore 
    Rêver à la mort 
    Nous éveiller sourire et rire 
    Et rajeunir 
    Notre amour reste là 
    Têtu comme une bourrique 
    Vivant comme le désir 
    Cruel comme la mémoire 
    Bête comme les regrets 
    Tendre comme le souvenir 
    Froid comme le marbre 
    Beau comme le jour 
    Fragile comme un enfant 
    Il nous regarde en souriant 
    Et il nous parle sans rien dire 
    Et moi j'écoute en tremblant 
    Et je crie 
    Je crie pour toi 
    Je crie pour moi 
    Je te supplie 
    Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s'aiment 
    Et qui se sont aimés 
    Oui je lui crie 
    Pour toi pour moi et pour tous les autres 
    Que je ne connais pas 
    Reste là 
    Là où tu es 
    Là où tu étais autrefois 
    Reste là 
    Ne bouge pas 
    Ne t'en va pas 
    Nous qui sommes aimés 
    Nous t'avons oublié 
    Toi ne nous oublie pas 
    Nous n'avions que toi sur la terre 
    Ne nous laisse pas devenir froids 
    Beaucoup plus loin toujours 
    Et n'importe où 
    Donne-nous signe de vie 
    Beaucoup plus tard au coin d'un bois 
    Dans la forêt de la mémoire 
    Surgis soudain 
    Tends-nous la main 
    Et sauve-nous

    .

     

    Déjeuner du matin

    Il a mis le café
    Dans la tasse
    Il a mis le lait
    Dans la tasse de café
    Il a mis le sucre
    Dans le café au lait
    Avec la petite cuiller
    Il a tourné
    Il a bu le café au lait
    Et il a reposé la tasse
    Sans me parler
    Il a allumé
    Une cigarette
    Il a fait des ronds
    Avec la fumée
    Il a mis les cendres
    Dans le cendrier
    Sans me parler
    Sans me regarder
    Il s'est levé
    Il a mis
    Son chapeau sur sa tête
    Il a mis
    Son manteau de pluie
    Parce qu'il pleuvait
    Et il est parti
    Sous la pluie
    Sans une parole
    Sans me regarder
    Et moi j'ai pris
    Ma tête dans ma main
    Et j'ai pleuré.

     

    Dimanche

    Entre les rangées d'arbres de l'avenue des Gobelins
    Une statue de marbre me conduit par la main
    Aujourd'hui c'est dimanche les cinémas sont pleins
    Les oiseaux dans les branches regardent les humains
    Et la statue m'embrasse mais personne ne nous voit
    Sauf un enfant aveugle qui nous montre du doigt.

     

    L'automne

    Un cheval s'écroule au milieu d'une allée
    Les feuilles tombent sur lui
    Notre amour frissonne
    Et le soleil aussi

     

    .

     

    Complainte du fusillé

    Ils m'ont tiré au mauvais sort
    par pitié
    J'étais mauvaise cible
    le ciel était si bleu
    Ils ont levé les yeux
    en invoquant leur dieu
    Et celui qui s'est approché
    seul
    sans se hâter
    tout comme eux
    un petit peu a tiré à côté
    à côté du dernier ressort
    à la grâce des morts
    à la grâce de dieu.

    Ils m'ont tiré au mauvais sort
    par les pieds
    et m'ont jeté dans la charrette des morts
    des morts tirés des rangs
    des rangs de leur vivant
    numéroté
    leur vivant hostile à la mort
    Et je suis là près d'eux
    vivant encore un peu
    tuant le temps de mon mal
    tuant le temps de mon mieux.

     

     

     

    Chanson dans le sang

    Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
    où s'en va-t-il tout ce sang répandu
    Est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
    drôle de saoulographie alors
    si sage... si monotone...
    Non la terre ne se saoule pas
    la terre ne tourne pas de travers
    elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
    la pluie... la neige...
    le grêle... le beau temps...
    jamais elle n'est ivre
    c'est à peine si elle se permet de temps en temps
    un malheureux petit volcan
    Elle tourne la terre
    elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...
    elle tourne avec ses grandes flaques de sang
    et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...
    Elle elle s'en fout
    la terre
    elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
    elle s'en fout
    elle tourne
    elle n'arrête pas de tourner
    et le sang n'arrête pas de couler...
    Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
    le sang des meurtres... le sang des guerres...
    le sang de la misère...
    et le sang des hommes torturés dans les prisons...
    le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman...
    et le sang des hommes qui saignent de la tête
    dans les cabanons...
    et le sang du couvreur
    quand le couvreur glisse et tombe du toit

    Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
    avec le nouveau-né... avec l'enfant nouveau...
    la mère qui crie... l'enfant pleure...
    le sang coule... la terre tourne
    la terre n'arrête pas de tourner
    le sang n'arrête pas de couler
    Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
    le sang des matraqués... des humiliés...
    des suicidés... des fusillés... des condamnés...
    et le sang de ceux qui meurent comme ça... par accident.
    Dans la rue passe un vivant
    avec tout son sang dedans
    soudain le voilà mort
    et tout son sang est dehors
    et les autres vivants font disparaître le sang
    ils emportent le corps
    mais il est têtu le sang
    et là où était le mort
    beaucoup plus tard tout noir
    un peu de sang s'étale encore...
    sang coagulé
    rouille de la vie rouille des corps
    sang caillé comme le lait
    comme le lait quand il tourne
    quand il tourne comme la terre
    comme la terre qui tourne
    avec son lait... avec ses vaches...
    avec ses vivants... avec ses morts...
    la terre qui tourne avec ses arbres... ses vivants... ses maisons...
    la terre qui tourne avec les mariages...
    les enterrements...
    les coquillages...
    les régiments...
    la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne
    avec ses grands ruisseaux de sang.

     

     

    Pour faire le portrait d'un oiseau

    Peindre d'abord une cage
    avec une porte ouverte
    peindre ensuite
    quelque chose de joli
    quelque chose de simple
    quelque chose de beau
    quelque chose d'utile
    pour l'oiseau
    placer ensuite la toile contre un arbre
    dans un jardin
    dans un bois
    ou dans une forêt
    se cacher derrière l'arbre
    sans rien dire
    sans bouger ...
    Parfois l'oiseau arrive vite
    mais il peut aussi bien mettre de longues années
    avant de se décider
    Ne pas se décourager
    attendre
    attendre s'il le faut pendant des années
    la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau
    n'ayant aucun rapport
    avec la réussite du tableau
    Quand l'oiseau arrive
    s'il arrive
    observer le plus profond silence
    attendre que l'oiseau entre dans la cage
    et quand il est entré
    fermer doucement la porte avec le pinceau
    puis
    effacer un à un tous les barreaux
    en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau
    Faire ensuite le portrait de l'arbre
    en choisissant la plus belle de ses branches
    pour l'oiseau
    peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
    la poussière du soleil
    et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été
    et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter
    Si l'oiseau ne chante pas
    c'est mauvais signe
    signe que le tableau est mauvais
    mais s'il chante c'est bon signe
    signe que vous pouvez signer
    Alors vous arrachez tout doucement
    une des plumes de l'oiseau
    et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.

     

     

    Chanson de l'oiseleur

    L'oiseau qui vole si doucement
    L'oiseau rouge et tiède comme le sang
    L'oiseau si tendre l'oiseau moqueur
    L'oiseau qui soudain prend peur
    L'oiseau qui soudain se cogne
    L'oiseau qui voudrait s'enfuir
    L'oiseau seul et affolé
    L'oiseau qui voudrait vivre
    L'oiseau qui voudrait chanter
    L'oiseau qui voudrait crier
    L'oiseau rouge et tiède comme le sang
    L'oiseau qui vole si doucement
    C'est ton coeur jolie enfant
    Ton coeur qui bat de l'aile si tristement
    Contre ton sein si dur si blanc

     

     

    Les enfants qui s’aiment

    Les enfants qui s’aiment s’embrassent debout
    Contre les portes de la nuit
    Et les passants qui passent les désignent du doigt
    Mais les enfants qui s’aiment
    Ne sont là pour personne
    Et c’est seulement leur ombre
    Qui tremble dans la nuit
    Excitant la rage des passants
    Leur rage, leur mépris, leurs rires et leur envie
    Les enfants qui s’aiment ne sont là pour personne
    Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit
    Bien plus haut que le jour
    Dans l’éblouissante clarté de leur premier amour

    (Jacques Prévert)

     

     

     

     

     

     


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